CHAPITRE IV

Saphyr…

Elle se tenait à quelques mètres, souriante, les bras écartés. Le vent jouait dans ses cheveux et plaquait sa robe sur son corps qui apparaissait par intermittence sous le tissu diaphane.

Rohel oublia la soif, la chaleur, les grains de sable qui, glissés sous ses paupières, lui irritaient les yeux. Elle avait échappé aux Garloups pour le rejoindre dans le désert intérieur. Il comprenait à présent pourquoi elle avait cessé de se manifester depuis quelques mois : elle n’avait pas voulu donner à ses ravisseurs des éléments susceptibles de les remettre sur sa piste, comme lui-même avait évité de révéler sa présence aux autorités astroportuaires d’Ersel.

Bouleversé, il resta d’abord incapable de bouger. Les quatre ou cinq heures de marche quotidiennes auxquelles il s’astreignait le laissaient en général dans un tel état de fatigue qu’il s’écroulait comme une masse sous la tente sommaire qui, constituée de son sac et des deux couvertures, le protégeait des rayons ardents de Flamme. Là, à l’ombre, il épongeait sa sueur, dévissait le bouchon d’une bouteille isotherme et buvait une rasade d’eau, repoussant la tentation de s’abreuver jusqu’à plus soif et d’épuiser ses réserves en quelques jours. Il attendait ensuite que la géante rouge amorce son déclin, mangeait une galette séchée et reprenait sa marche jusqu’à la tombée de la nuit. C’était la bise glaciale, pénétrante, qui le contraignait à s’arrêter de nouveau. Il s’enroulait alors dans les deux couvertures et glissait la tête dans le sac entrouvert. Il rencontrait les pires difficultés à trouver le sommeil, car le froid finissait par vaincre la triple ou quadruple épaisseur de laine, s’emparait de lui, le suppliciait jusqu’à l’aube. Il n’aurait probablement pas survécu à ces nuits de cauchemar si Lucifal n’avait pas brillé et diffusé sa tiédeur bienfaisante. Jusqu’aux premières lueurs de Larme, il se recroquevillait autour de l’épée comme un fœtus dans le ventre maternel. La bise tombait avec l’avènement du jour, et il exploitait les trois heures de fraîcheur relative offertes par le règne solitaire de la naine blanche pour parcourir quatre ou cinq kilomètres.

— Saphyr…

Il entrevoyait les courbes douces et les aréoles brunes de ses seins, l’arrondi de ses hanches qui encadraient un ventre légèrement bombé.

Il repoussa les couvertures. Larme se levait à l’horizon. La bise crachait ses dernières rafales avant de céder sa place au vent du sud. Çà et là, dans la voûte lavée d’étoiles, subsistaient des flots de nuit, des bouches sombres qui semblaient bâiller sur le néant.

— Saphyr…

Elle l’observait avec la même attention qu’une mère contemplant son enfant. Elle se dressait en haut d’une dune, nimbée d’une lumière à peine décelable à l’œil nu. Emmêlés par le vent, les torrents ambrés de ses cheveux s’écoulaient jusqu’à ses pieds.

Il se redressa et entreprit d’escalader la colline. Le sable se dérobait sous ses bottes et il devait sans cesse transférer son centre de gravité pour garder l’équilibre. La présence de sa bien-aimée l’emplissait d’une euphorie qui effaçait sa fatigue et apaisait sa colère. Elle suivait sa progression en souriant. Ses yeux d’aigues-marines brillaient d’un éclat plus vif que les rayons de Larme.

Il devina bien avant de la rejoindre qu’il poursuivait une chimère. Il avait déjà assisté à ce genre de phénomène dans la Première Voie Galactica, où il avait été victime de leurres télépathiques. C’était comme si les éléments naturels de certains mondes se combinaient pour se glisser dans le cerveau d’un individu et réfléchir ses propres pensées. Cependant, il n’avait jamais contemplé une illusion d’une telle qualité : Saphyr semblait bel et bien présente, vivante, sur cette dune, au point qu’il espérait se tromper, l’étreindre dans quelques secondes, la serrer à l’étouffer.

Elle ne disparut pas lorsqu’il atteignit le sommet de la dune et qu’il s’en approcha. Il remarqua seulement que ses yeux et sa peau s’assombrissaient, que sa robe était d’une étoffe beaucoup plus rude et épaisse qu’il ne l’avait cru.

Il voulut l’enlacer mais elle se déroba.

— Saphyr, murmura-t-il avec dépit.

— Le manich vous a pris dans ses filets, efkir.

Il ne tint pas compte de ces paroles, prononcées par une voix qu’il ne connaissait pas, qui n’était pas en tout cas celle de Saphyr. Incapable de se raisonner, poussé par une rage brutale de la posséder, il continua d’avancer sur la jeune femme. Elle recula d’un pas mais il avait prévu son mouvement et il se jeta sur elle comme un fauve sur sa proie. Il la saisit par les épaules et l’attira contre lui en force jusqu’à ce que leurs lèvres se touchent.

— Saphyr ! grogna-t-il.

Elle se débattit, lui griffa le cou et les joues, lui flanqua des coups de pied sur les tibias, se démena avec tant de fureur qu’ils finirent par perdre l’équilibre et roulèrent tous les deux enlacés sur le sable. Il lui happa le poignet au vol et lui tordit le bras. La douleur la contraignit à s’immobiliser. Il en profita pour s’asseoir sur elle à califourchon et commença à lui retrousser sa robe.

— Je ne suis pas la femme de vos pensées, efkir, murmura-t-elle d’une voix hachée. Je suis une samir, une nomade du désert intérieur.

Il continua de s’acharner sur l’étoffe pendant quelques instants, puis il prit conscience de la stupidité de son attitude, bascula sur le côté et s’allongea sur le sable en proie à un début de nausée. Il éprouva un terrible dégoût de lui-même, et seul un reste de fierté l’empêcha de pousser un hurlement.

— Le manich rend parfois les gens fous.

La jeune femme reprenait son souffle entre chacun de ses mots. Elle ne chercha pas à fuir, comme si elle ne craignait plus rien de cet homme qui l’avait pourtant agressée quelques secondes plus tôt. Assise à ses côtés, elle remit un peu d’ordre dans sa chevelure et dans son vêtement.

— Vous auriez pu me tuer, continua-t-elle. Le souffle des démons exalte ce qu’il y a de plus mauvais en l’homme.

Il se redressa sur un coude et l’examina. Il ne comprit pas comment il avait pu la confondre avec Saphyr : ses cheveux ondulés et sombres encadraient un visage rond où brillaient des yeux d’un noir profond. Le blanc cassé de sa robe resserrée à la taille par une ceinture de tissu faisait ressortir le brun doré de sa peau.

— Je suis désolé…

— N’en parlons plus, coupa-t-elle en se relevant et en se secouant pour se débarrasser du sable. Dites-moi plutôt ce qu’un efkir de votre genre fabrique dans le désert intérieur de Déviel.

— Un efkir ?

— Quelqu’un qui ne fait pas partie d’une tribu nomade. Le contraire d’un samir.

— Mon vaisseau s’est échoué par là, dit-il en tendant le bras vers l’ouest.

Elle hocha la tête.

— Je vous ai vu sortir de votre appareil. Cela fait quatre jours que je vous suis…

Il la fixa d’un air stupéfait.

— Sans équipement, sans vivres ?

— Le désert est généreux pour ses enfants.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas manifestée plus tôt ?

— Je ne savais pas si vous étiez bon ou mauvais, efkir. Les nomades ont besoin d’un peu de temps avant d’accorder leur amitié.

— Et maintenant, vous savez ?

Elle eut un large sourire qui dévoila ses longues dents nacrées.

— Vous étiez sous l’emprise du manich et vous ne m’avez pas tuée.

— Vous prenez toujours autant de risques pour évaluer un étranger ?

Le rire clair de la nomade tinta dans le silence de l’aube.

— J’avais décidé d’entrer en contact avec vous au lever de Larme. Je me suis postée en haut de cette dune en attendant votre réveil. Je ne pouvais pas deviner que le manich choisirait ce moment pour vous envoûter.

— Où sont les vôtres ?

Elle tendit le bras et effectua un tour complet sur elle-même.

— Partout et nulle part. Nous sommes des samiri, des nomades. Nous nous laissons guider par le désert. Ça fait deux ans que j’ai quitté ma famille, que je marche sur les sentiers de mon âme. Parfois je croise un samir solitaire et nous restons ensemble pendant plusieurs jours… Mais je n’ai pas trouvé l’homme avec qui je fonderai une famille.

— La solitude ne vous pèse pas ?

Elle laissa errer son regard sur la mer de sable vêtue d’argent par les rayons obliques de Larme. La naine blanche apparaissait à l’horizon, occultant le disque rouge de Flamme.

— La solitude ? Dans le désert ? Une idée d’efkir !

Il se releva à son tour. La chaleur vive qui se dégageait de Lucifal traversait le tissu de sa combinaison. Le froid de la nuit s’était pourtant évanoui. Il apercevait des formes mouvantes entre les dunes figées, des silhouettes qui semblaient surgir du néant, des animaux à bosses qui volaient au-dessus du sol, un village en flammes, des soldats vêtus de cuir et de métal… Les mirages ne se prolongeaient que peu de temps, mais ils impressionnaient durablement la rétine et finissaient, si on n’y prenait garde, par engendrer une confusion mentale qui risquait de dégénérer en folie.

— Et vous, efkir, qu’êtes-vous venu faire sur Déviel ?

— Rencontrer le Cartel des Garloups… Des sondes aériennes ont attaqué mon vaisseau avant que je n’aie eu le temps de me poser sur l’astroport d’Ersel.

— Les Garloups ?

Elle avait prononcé ce mot avec un mélange de surprise et d’effroi.

— J’ai passé un marché avec eux, répondit-il.

— Vous êtes marchand d’hommes ?

Elle précisa, devant son regard interrogateur :

— Vous leur fournissez les corps humains dont ils ont besoin ?

Il secoua lentement la tête.

— Ils ont enlevé une femme qui m’est chère. J’étais venu la leur reprendre, mais je crains qu’elle ne soit morte.

— C’est avec elle que vous m’avez confondue ?

Il acquiesça d’un battement de cils.

— Qu’est-ce qui vous fait dire qu’elle est morte ?

— Elle a cessé de me parler.

— On ne peut pas parler à quelqu’un qui se trouve à des millions de kilomètres !

— L’éloignement n’est pas davantage un obstacle pour elle que le désert ne l’est pour vous.

Pendant quelques instants, ils contemplèrent silencieusement l’étendue désolée qui se jetait au loin dans le ciel. La lumière étirait les ombres des rochers épars et tourmentés.

— Que comptez-vous faire maintenant ? reprit-elle en se tournant vers lui.

Elle semblait avoir été façonnée dans les éléments qui l’entouraient, dans la lumière du matin, dans le sable, dans le vent. Il se demanda machinalement si elle n’était pas un mirage un peu plus consistant que les autres. D’elle émanait une sensualité qui l’attirait comme un aimant.

— Me rendre à Canis Major et, de là, chercher un moyen de gagner Ersel.

— Les ruines de Canis Major fument encore : elle a été rasée il y a de cela cinq jours.

— Il y a plus de mille kilomètres entre Canis Major et nous, objecta-t-il. Comment auriez-vous pu recueillir ce genre d’information ?

— Vous l’avez dit tout à l’heure, la distance n’est pas nécessairement un obstacle. Et les mirages ne sont pas toujours des illusions : le désert se sert également du manich pour renseigner ses enfants.

— Comment faites-vous la différence ?

— Question d’habitude. Nous sommes exercés depuis le plus jeune âge à reconnaître et écouter la voix du désert. Notre vie en dépend. Canis Major a été détruite par des hommes venus d’Ersel.

— Quel intérêt auraient-ils eu à s’en prendre à une oasis ?

— Le trafic des corps humains. De nombreux Cælectes, des habitants de Canis Major, se sont établis à Ersel comme marchands d’hommes. Ça n’a pas été du goût de leurs concurrents, les Oltaïrs, les Bawals. Ils ont organisé une expédition punitive. Si vous ne me croyez pas, efkir, continuez dans cette direction : au rythme où vous marchez, vous devriez tomber sur les cendres de Canis Major dans un peu moins de trente-cinq jours… Si le manich ne vous entraîne pas dans ses labyrinthes, si vous ne tombez pas sur un essaim de cicéphores, si vous ne marchez pas sur la queue d’un serpent de roche… Le désert est beaucoup plus fréquenté qu’on ne le croit.

Le Vioter dévisagea son interlocutrice avec insistance mais ne décela aucune trace de moquerie ou de forfanterie sur son visage.

— Je n’ai pas assez de nourriture ni assez d’eau pour rejoindre Ersel à pied, soupira-t-il.

— À moins que vous n’appreniez à voir le désert avec les yeux d’un samir.

— Qui me l’apprendra ?

— Moi, si vous le voulez. Mais vous devrez me faire confiance.

— Ai-je vraiment le choix ?

— Tout homme a toujours le choix. Débarrassez-vous d’abord de tout ce qui vous encombre : votre sac, vos couvertures, votre eau, votre nourriture, vos bottes, vos armes… cette épée par exemple…

Il l’interrompit d’un geste de la main.

— Doucement. J’ai besoin de tout ça pour survivre.

— Le désert ne se donne qu’à ceux qui se donnent à lui.

Une certaine irritation sous-tendait la voix de la nomade. Il avait l’impression d’être un enfant devant un professeur agacé par son ignorance.

— Si vous refusez de vous abandonner corps et âme, vous serez mort dans quelques jours, reprit-elle. Regardez-moi.

Elle défit sa ceinture d’un geste vif et précis et retroussa sa robe jusqu’à sa poitrine, dévoilant des jambes musclées et brimes, des hanches étroites, une toison pubienne épaisse et noire, un ventre plat et ferme, des seins ronds aux aréoles larges et sombres.

— Cette étoffe est mon seul bien, ma seule protection, et pourtant jamais cette terre qu’on dit implacable ne m’a laissé mourir de froid, de chaud, de faim ou de soif.

Elle rabattit son vêtement et le fixa d’un air provocant.

— La peur est l’ennemie des efkiri.

Elle lui adressa un sourire désolé puis elle pivota sur elle-même et s’éloigna d’un pas tranquille. Il crut un moment qu’elle allait se dissoudre dans le néant, comme les mirages qui continuaient d’apparaître entre les dunes et qui peuplaient le désert d’habitants extravagants et silencieux. Ses pieds soulevaient de petites gerbes de sable dans lesquelles jouaient furtivement les rayons de Larme.

— Attends.

Elle s’immobilisa, se retourna au milieu de la pente de la dune. Il ne savait pas si elle était réellement capable de survivre sans aucun équipement dans un tel environnement, mais il avait la certitude que ses rations de nourriture et ses bouteilles d’eau ne lui assureraient qu’un bref sursis. Il prendrait à la suivre le risque finalement minime d’écourter sa vie d’une poignée de jours.

— Je garde l’épée, dit-il en commençant à retirer ses bottes. J’en ai besoin pour traiter avec les Garloups.

Il abandonna ses bottes derrière lui, jeta le vibreur qu’il avait récupéré dans le vaisseau et le bout de drap qui lui servait de couvre-chef. Ce faisant, il eut l’impression d’être un chevalier des temps anciens se débarrassant de son armure avant de se rendre au combat. Elle lui prit la main lorsqu’il l’eut rejointe à mi-pente, vêtu de sa seule combinaison.

— Comment vous appelez-vous ?

— Rohel Le Vioter.

— Je suis Nazzya, fille de Fled et d’Amdila, et je te souhaite la bienvenue dans le monde des samiri, Rohel.

Il ne prêta qu’une attention distraite aux mirages qui dansaient derrière elle et qui montraient un squelette gisant dans une coursive.

*

Le pied de Lyre rencontra quelque chose de dur qui la fit sursauter. Les trois autres, qui la suivaient à moins de deux mètres, s’immobilisèrent, inquiets.

Lyre discerna la forme caractéristique d’un squelette dans l’obscurité. Des sanglots lui soulevèrent la poitrine, si douloureux qu’elle eut l’impression d’être tombée dans un buisson d’épines. Elle avait entendu le bruit sourd de la chute de Cygne dans le couloir, elle l’avait attendue en vain dans le compartiment, mais elle avait gardé un petit espoir de la revoir vivante.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Petite-Ourse.

Lyre ravala tant bien que mal ses larmes. Cygne l’avait parfois exaspérée avec sa manière d’exhiber ses tout nouveaux attributs de femme comme les signes distinctifs de son autorité, mais elle avait accepté de payer le prix de cette responsabilité, et sa fin à la fois horrible et noble la faisait paraître beaucoup plus grande morte que vivante.

— Avancez sans regarder vos pieds, bredouilla Lyre.

Elle était désormais la plus âgée de la bande et il lui revenait naturellement d’investir le rôle auparavant dévolu à Cygne. Ils avaient passé la nuit dans le compartiment dont ils avaient au préalable vérifié l’étanchéité. Les cicéphores s’étaient longtemps acharnés sur la porte métallique que ni leurs mandibules ni leurs pinces n’étaient parvenues à entamer. Leur dépit, leur colère s’étaient traduits par des bourdonnements stridents, insupportables, qui avaient obligé les enfants à se couvrir les oreilles de leurs mains. Le silence était retombé au cours de la nuit. Glacés de peur et de froid, les rescapés avaient pressé l’interrupteur électrique qu’ils avaient découvert à tâtons à côté de la porte. Ils avaient fouillé l’appartement, meublé de plusieurs lits superposés et de placards aux portes coulissantes.

— Une cabine réservée aux membres d’équipage, avait commenté Lyre.

Épuisés, frigorifiés, ils s’étaient allongés sur les lits, enroulés dans les couvertures de laine qu’ils avaient dénichées sur une étagère. Ils n’avaient pas trouvé de quoi se restaurer ou se désaltérer, mais ils auraient été de toute façon incapables d’avaler quoi que ce soit. Ils avaient fini par s’endormir et s’étaient réveillés en sursaut à plusieurs reprises, terrorisés, couverts de sueur.

Lyre avait pris la décision de sortir de la cabine au lever de Larme, dont les rayons, s’infiltrant par un hublot, avaient maculé d’auréoles argentées les cloisons et le plafond.

— Et s’ils sont encore là ? avait lancé Petite-Ourse en montrant la porte.

— À mon avis, ils sont partis. Je passerai devant : au moindre signal de ma part, vous ferez demi-tour et vous reviendrez vous enfermer dans la cabine.

— Et Cygne ?

Des larmes étaient venues aux yeux de Petite-Ourse lorsqu’elle avait prononcé ce nom. Après sa mère biologique, tuée par les Oltaïrs, elle se refusait à perdre celle qui lui avait servi de deuxième mère au sein de la bande.

Lyre en appela à toute la puissance du Livre pour que la vision du squelette fût épargnée à la fillette. Elle se remit en marche et progressa prudemment dans la coursive plongée dans la pénombre. Chaque inspiration ravivait la douleur sourde qui montait de ses fosses nasales. Elle entendit derrière elle la voix de Taureau qui s’adressait à Petite-Ourse.

— C’est rien… Juste un bout de ferraille… Avance…

Ils atteignirent sans encombre la première hexace, où venait mourir la lumière du jour qui s’engouffrait par le sas d’entrée. Ils lancèrent des coups d’œil autour d’eux, craignant à tout moment de voir surgir les gros insectes, conscients qu’ils ne pourraient pas revenir en arrière si l’essaim les surprenait au beau milieu du couloir principal. Des relents de chitine se mêlaient à l’odeur d’oxydation qui montait des matériaux à l’abandon.

— Allons-y en courant ! proposa Lyre.

— Et si les cicéphores ont mangé les boukramas ? avança Taureau.

Ils gardèrent le silence pendant quelques secondes. Ils n’avaient pas songé à cette éventualité tant qu’ils avaient été préoccupés par leur propre survie. Les insectes avaient peut-être fondu sur la horde au cours de la nuit. On avait déjà vu des cicéphores s’introduire dans un enclos et dévorer plus de vingt boukramas domestiques en moins de trois minutes.

— Qu’est-ce qu’on deviendra sans eux ? demanda Petite-Ourse.

— Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’aller voir, dit Lyre en s’engageant d’un pas décidé dans le couloir de sortie.

Elle eut la sensation que son corps se préparait à subir la même métamorphose que Cygne. Les événements précipitaient la femme en elle.

 

Ils eurent besoin de temps pour s’accoutumer à la luminosité aveuglante du jour. Le sable s’écoulait en vagues ondulantes sur les pentes des dunes décoiffées par le fœsch.

Ils ne virent pas les boukramas mais distinguèrent, à demi ensevelie, une forme blanche au pied d’un rocher. Ils se rendirent compte, sans même avoir le besoin de s’en rapprocher, qu’il s’agissait d’un squelette. Ils en découvrirent un autre un peu plus loin, et encore un autre éparpillés sur le sable.

Serpent leva machinalement les yeux pour chercher un réconfort dans le ciel, mais Larme avait éteint les étoiles et il faudrait attendre le crépuscule de Flamme pour prendre connaissance du message des astres.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Taureau.

— On reste dans le vaisseau jusqu’à ce que Serpent ait vu quelque chose dans le ciel, répondit Lyre.

— Tu disais avant qu’il ne voyait rien du tout !

— Avant, c’était avant ! rétorqua-t-elle d’un ton sec. Nous devrions trouver à manger et à boire dans l’épave.

— J’ai pas envie d’aller me fourrer dans un nid de cicéphores !

Taureau et elle reconstituaient spontanément le duo qu’elle avait formé avec Cygne, lui dans le rôle du contradicteur et elle dans celui de l’autorité.

— Ils se sont sans doute envolés dans cette direction, affirma-t-elle en tendant le bras. Regarde comment sont alignés les squelettes.

— J’en vois que trois ! insista-t-il. Ça suffit pas à faire une…

Un grondement sourd s’éleva sur leur gauche et l’interrompit.

Saisis d’effroi, ils tournèrent la tête dans un même mouvement et constatèrent que le sol se soulevait sur une distance de trente ou quarante pas. Ils crurent aussitôt que l’essaim s’était enfoui dans le sable pour mieux les surprendre et la panique leur commanda de prendre leurs jambes à leur cou, mais leurs muscles paralysés ne leur obéissaient pas. Des formes brunes émergèrent progressivement des remous, qu’ils prirent d’abord pour des rochers mais qui se précisèrent rapidement comme des têtes, des cous, des crinières, des cornes, des bosses et des membres.

Stupéfiés, ils virent les boukramas se relever, s’arracher du sol meuble, faire deux ou trois pas sur le côté pour assurer leurs appuis, se secouer pour chasser le sable qui leur obstruait les oreilles, les naseaux, les lèvres, dégager leurs voies respiratoires en soufflant bruyamment.

— Il n’en manque que trois ! s’exclama Lyre.

— Comment tu peux en être aussi sûre ? demanda Taureau.

— Je les ai comptés.

Jamais les guides, qui passaient pourtant pour connaître parfaitement les boukramas, n’avaient évoqué leur faculté de s’enfouir tout entiers dans le sable pour échapper à un danger. Comment respiraient-ils là-dessous ? Peut-être les grands camélidés perdaient-ils quelques-uns de leurs pouvoirs lorsqu’on les réduisait à l’état domestique ? Peut-être ne dévoilaient-ils pas tous leurs secrets à ceux qui les traitaient comme des êtres inférieurs ?

La horde se reconstitua en moins de dix minutes. Les petits furent les derniers à se dégager de leur cachette.

— Andromède est pas là ! s’écria Petite-Ourse.

Les enfants observèrent attentivement les boukramas. Ils ne distinguèrent pas la vieille femelle, facilement reconnaissable aux plis profonds de sa robe et à la teinte légèrement plus claire de ses yeux.

Dans le bref regard que Serpent lui adressa, Lyre devina qu’il avait fait le rapprochement entre Cygne et la reine de la horde. Les os des deux meneuses, l’animale et l’humaine, blanchiraient sous les rayons implacables du soleil double, mais elles continueraient de vivre au travers de ceux dont elles avaient préservé l’existence.

Les femelles allaitantes se reculèrent vers les enfants, écartèrent les membres postérieurs et s’accroupirent pour placer leurs mamelles à hauteur de leurs mains. Ils furent de nouveau enveloppés de leur odeur, une odeur qui leur rappelait, en plus fort, la puanteur des enclos de Canis Major mais qui les rassurait à présent.

— Une roche creuse, vite ! ordonna Lyre.

Taureau ramassa une pierre légèrement concave qui ferait momentanément l’affaire. Lyre commença à traire une femelle et donna les premières gouttes de lait à Petite-Ourse, qui les lapa aussi bruyamment qu’un multam nouveau-né.

 

Sous la conduite de la nouvelle dominante, la horde ne marqua aucune pause jusqu’au crépuscule de Flamme. Lyre n’avait pas eu à réfléchir pour prendre une décision : quatre boukramas s’étaient agenouillés pour inviter leur cavalier à grimper sur leur échine et, après l’inspection d’usage de la nouvelle reine – Petite-Ourse l’avait immédiatement surnommée Cassiopée –, s’étaient ébranlés en direction de l’ouest. C’était Lyre elle-même, elle qui avait si souvent pesté contre les injonctions de Cygne, qui avait ordonné à ses compagnons de se protéger la tête d’un bout de tissu.

Lorsque le disque rougeoyant de la géante rouge eut entamé sa lente plongée dans les vagues assombries de l’horizon, la horde choisit de passer la nuit au pied d’un grand rocher.

Serpent se laissa glisser sur le flanc de sa monture, sauta sur le sable et escalada le rocher sans même réclamer sa part de lait. Son envie de consulter le ciel était plus forte que sa faim et sa soif.

Il remarqua tout de suite que leur constellation, formée les jours précédents de cinq astres, n’en comptait désormais plus que quatre. Cette confirmation par le ciel de la mort de Cygne l’attrista davantage que la vue de son squelette. Il repéra ensuite l’espace sombre qui symbolisait le désert et, au milieu, l’étoile rouge de l’homme qu’ils devaient conduire au labyrinthe des pensées créatrices.

Sa magnitude avait nettement baissé d’intensité. Affinant son observation, Serpent se rendit compte qu’elle n’était plus seule mais suivie comme une ombre par une naine noire qui la capturait peu à peu dans son champ d’attraction.

Cycle de Saphyr
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